Une mastique, estiver, boire une cigarette… Connaissez-vous ces libanismes ?  

Les liens historiques, politiques, culturels entre la France et le Liban remontent au Moyen Âge. Il est donc tout naturel que ces échanges durables aient influencé le « parler libanais », un savant mélange d’arabe, de français et d’anglais. Notre experte en langue française Sandrine Campese a eu le plaisir de dialoguer avec Karl Akiki, vice-doyen de la faculté des Lettres et des Sciences humaines et chef du département de Lettres françaises à l’université Saint-Joseph de Beyrouth. Voici une sélection de plus de 10 libanismes – ces termes français propres au Liban – qui sont de grandes sources d’inspiration car, bien souvent, ils renouent avec l’essence même des mots, leur sens premier, originel, et nous font voyager ! 

1Une flanelle  

Au Liban, une flanelle désigne un débardeur. Ce sens existait anciennement en France, comme l’indique Le Petit Robert : on parlait de ceinture de flanelle, de gilet de flanelle, pour désigner les « vêtements masculins du dessous ». Rappelons que ce procédé, qui consiste à remplacer l’objet par la matière qui le constitue, se nomme « métonymie ». 

L’avis de M. Akiki : 

Il est à noter que dans le parler libanais, en arabe, plusieurs termes liés au domaine vestimentaire sont issus du français. Au Liban, on porte des scarbinés (mutation d’escarpin, lui-même issu du scarpina italien), un bantalon (mutation de pantalon), une « raube » (mutation de robe), des maucassins (mutation de mocassin), une salope (mutation d’une salopette version XL en lieu et place de l’anglais overall), des kilottes (mutation de culotte pour parler de slip), des fiseaux (mutation de fuseau, les actuels leggings)… Un vrai retour aux traditions, loin des anglicismes !  

Gare aux faux amis ! Au Liban, les espadrilles (prononcez « espadrines ») sont des baskets. Ce libanisme est également un québécisme, puisqu’au Canada, « espadrilles » désigne des chaussures de sport ! Dans ces deux pays, on utilise également le même mot, cellulaire, pour nommer le téléphone portable. 

2- Le direction 

Au Liban, le direction (le terme s’utilise au masculin) désigne le volant. Encore une sorte de métonymie ! 

L’avis de M. Akiki : 

Comme dans le domaine vestimentaire, le vocabulaire lié à la voiture dans le parler libanais est issu du français. Mettre un véhicule au point mort se dit bawmer ; les freins deviennent fremmet, le joint de culasse se dit joint colasse, la chambre à air se transforme en chamberière, le débrayage se prononce doubrayage… Et le ruban chatterton se nomme chartiton. Tous les mécaniciens libanais sont donc plus ou moins francophones ! 

3- Une mastique 

En France, nous avons le verbe mastiquer, c’est-à-dire « broyer, triturer longuement avec les dents ». Nous mastiquons, par exemple, un chewing-gum. À partir de ce sens, les Libanais ont créé le déverbal mastique, nom féminin désignant… le chewing-gum ! 

L’avis de M. Akiki : 

Cela peut également être une migration du mistaka arabe devenu « le mastic » en français et qui désigne une résine au parfum prononcé. Au Liban, nous avons des mastiques goût mastic d’ailleurs, et ce n’est pas un pléonasme ! 

4- Un chalumeau  

Au Liban, un chalumeau est une paille. En France, nous employons rarement le nom en ce sens, et pourtant ! Dans Le Petit Robert, c’est l’acception qui vient en premier : « Chalumeau : tuyau (d’abord de roseau, de paille). Aspirer une boisson avec un chalumeau. »  

L’avis de M. Akiki : 

Dans le parler libanais, le terme se prononce chalumoné et il est féminin. 

 5- Une jardinière 

Au Liban, une jardinière n’est pas une dame qui jardine, mais une enseignante de cours préparatoire. Si, en France, nous employons peu ou pas le mot en ce sens, il figure malgré tout dans Le Petit Robert : « Jardinier, jardinière d’enfants : éducateur, éducatrice travaillant dans un jardin d’enfants » (c’est-à-dire un établissement privé qui accueille après la crèche les enfants d’âge préscolaire). 

L’avis de M. Akiki : 

Le système scolaire libanais continue également à utiliser les dénominations de 12e, 11e et 10e pour parler des degrés de CP, de CE ou de CM. Toujours dans le domaine des métiers, le terme manicuriste est utilisé en lieu et place de « manucure » ou « esthéticienne ». Celui de « mécanicien » remplace « garagiste ». Le terme de ferblantier est pour sa part utilisé pour tous les corps de métier qui travaillent le fer. 

6- Brave 

Gare au contresens ! Au Liban, dire « il est brave » ne signifie pas « il est gentil », voire un tantinet « naïf, simplet ». Cela veut dire qu’il est « doué », qu’il « excelle ». Ainsi, un élève qui a obtenu une bonne note peut être qualifié de brave ! Cette acception est certainement à rapprocher du sens premier de brave : « courageux, vaillant ». 

Attention, également, à ne pas créer de malentendu en parlant du prénom : au Liban, c’est le petit nom que l’on donne à quelqu’un ! D’ailleurs, les Libanais ne disent pas « il/elle m’est apparenté(e) » mais « il/elle me parente ». 

L’avis de M. Akiki : 

Cette déformation est assez intéressante à analyser puisqu’elle transforme l’école en arène de combat où le plus brave l’emporte. Une autre explication voudrait que cet adjectif soit dérivé de « bravo », mettant ainsi en valeur la réussite scolaire. Pourtant, on étudie « dans l’annale » pour le brevet et pour le bac afin de pouvoir « monter de classe » et ne pas « doubler ».  

7- Estiver 

Voici un joli verbe très bien formé. Estiver, pour les Libanais, c’est se rendre dans sa résidence secondaire, afin d’y passer l’été. En France, le verbe se rencontre surtout à propos des troupeaux que l’on fait séjourner l’été dans les pâturages de montagne, plus rarement s’agissant des vacanciers, pourtant bien nommés « estivants » ou « estivaliers ». Alors, pourquoi ne pas réhabiliter ce verbe ?  

L’avis de M. Akiki : 

Ce verbe est porteur d’un sens très bourgeois au Liban et constitue un marqueur social de réussite. Il permet à ceux qui disposent d’une résidence secondaire en montagne ou en bord de mer de le faire savoir. Les résidences en bord de mer font souvent partie d’un complexe balnéaire et se nomment « chalets » (alors qu’il ne s’agit nullement de cabanes en bois – le mythe du Liban comme Suisse du Moyen-Orient a la vie dure). 

Pendant que vous estivez, peut-être visiterez-vous un ami ? Le verbe visiter, au Liban, s’utilise de manière transitive : on visite quelqu’un. En France, cette tournure est notée vieillie ou régionale, puisque l’on se contente désormais de « visiter » un lieu et de « rendre visite » à quelqu’un. Dans le même esprit « on prend quelqu’un », autrement dit « on passe le prendre ». Aucune équivoque, ici ! 

8- Monter en haut 

Les puristes ont certainement le poil hérissé à la lecture de ce pléonasme ! Et pourtant, au Liban, les tournures pléonastiques sont légion, que ce soit en français ou en arabe. Autres exemples : descendre en bas, sortir dehors. Rappelons qu’en France, certains pléonasmes sont aussi tolérés, quand l’expression s’enrichit d’un sens nouveau (applaudir des deux mains, voir de ses yeux…).  

L’avis de M. Akiki : 

Ces expressions sont des traductions littérales de la langue arabe qui, elle, privilégie les répétitions pour créer l’emphase et la musicalité. Toujours dans ce même sillage, il est intéressant de remarquer qu’au Liban, « on monte dans le Sud » (traduction directe de l’arabe) : l’expression est héritière des cartographies des géographes arabes du Moyen Âge (Al Idrissi ou Dresses, par exemple) qui plaçaient le Sud en haut et le Nord en bas. Voilà d’ailleurs pourquoi la Basse-Égypte est en haut (nord) et la Haute-Égypte est en bas (sud) ! 

L’un des pléonasmes français les plus remarquables au Liban est sans aucun doute « demander une question ». Ici aussi, la tournure est directement tirée de l’arabe. 

9- Mettre ses mains dans l’eau froide

Voici une expression française typiquement libanaise ! Mettre ses mains dans l’eau froide, c’est faire preuve de patience, en attendant une décision que l’on sait favorable. L’expression française la plus approchante pourrait être « Ça va bien se passer ». 

Il est également question de patience dans l’expression « Je n’ai pas sa patience » qui signifie « Je ne le supporte pas ». Peut-être une ellipse de « Je n’ai pas la patience de le supporter » 

L’avis de M. Akiki : 

Ces expressions sont à rapprocher d’un autre phénomène que l’on nomme le « franbanais », sorte de traduction littérale vers le français d’expressions utilisées dans le parler libanais. On pense à « un jour oui, un jour non » (un jour sur deux), à « frapper une gifle » (pour « gifler »), « fais-toi voir » (pour « au revoir »), « taper un pays » (pour « bombarder »)… 

10- Boire une cigarette 

Cela peut surprendre de prime abord, mais « boire une cigarette » est tout à fait possible au Liban. Vous l’aurez compris, « boire » s’entend ici au sens de « fumer ». D’ailleurs, au Liban, on n’achète pas un « paquet de cigarettes », mais une « boîte de cigarettes » ! 

L’avis de M. Akiki :  

Une explication particulière associerait l’acte de fumer au narguilé, à la chicha, qui s’appuient sur un récipient rempli d’eau.  

11- Voyageur, voyageuse 

Non, le Liban n’est pas un pays où la science-fiction est reine. Le voyageur ou la voyageuse ne sont pas des personnes ayant traversé le temps ou les galaxies ; il s’agit de collègues étrangers invités au Liban. Le terme s’utilise surtout dans le domaine commercial : « J’ai un voyageur ce soir à prendre à dîner » (sic !). 

12- Moteur 

Depuis la fin de la guerre civile, les Libanais n’ont jamais pu bénéficier d’une électricité 24h/24 fournie par l’Électricité du Liban. Ils ont dû se rabattre sur des entreprises privées qui, grâce à leurs groupes électrogènes, pallient les carences de l’État. Ces générateurs électriques répondent au nom de « moteur ». 

L’avis de M. Akiki : 

Tout un langage libanais s’est créé en français autour de cette situation ubuesque. On parle du « mec ou du type du moteur » pour désigner « le collecteur des factures ». Après une coupure d’électricité et la mise en marche du groupe électrogène, on dit que « l’électricité est venue / est partie » (traduction de l’arabe). Et, en 2022, avec une inflation au Liban de près de 240 %, les « factures du moteur sont montées » (pour signifier « ont augmenté »). Ces factures devront être payées non pas en livres libanaises mais en dollars, grâce à l’entremise d’un « changeur » ou d’un « échangeur » (au lieu de « cambiste »). 

Encore quelques expressions ! 

–  Quand on est étonné par une nouvelle : « Non, ne me dis pas ! » 

– Quand on donne l’heure : « Il est midi et demi cinq » (pour « il est midi trente-cinq »), une tournure calquée sur la manière de dire l’heure en arabe.  

– Quand vous dites « bonjour » à quelqu’un, qu’il soit francophone ou pas, il vous répondra « bonjourein » (je vous souhaite deux bonjours). Vous entendrez également souvent les gens dire « merci ktir » (merci beaucoup). 

– « Avoir le bras long » signifie « être voleur ».  

– Pour dire à quelqu’un qu’il nous manque, au Liban, on s’écriera « Je te manque » (traduction de l’arabe). 

– « Vivre dehors » s’utilise quand on parle des expatriés (qui vivent à l’étranger, en dehors du pays).  

– De retour de chez le coiffeur, le Libanais dira « J’ai coupé mes cheveux ». Il/elle « fait » un accident et il/elle « fait » une opération. Ou lorsque le sentiment de responsabilité est porté à l’extrême…  

– On dira d’une personne narcissique ou orgueilleuse qu’elle « se voit beaucoup ». 

Enfin, plusieurs lieux au Liban portent des noms arabes qui sont du français déformé. Raouché (le Rocher), Rechdebbine (Roche des Pins), Sinelfil (Saint Théophile), Barghout (par gouttes) : les Libanais ont libanisé ces noms qu’ils entendaient dans la bouche des Français installés au Liban, durant le Mandat. Plusieurs marques de sentiments en parler libanais sont également issues du français : pour « déprimé », on dira mdaprass ; pour « hystérique », on dira mhastar ; pour « paniqué », on dira mpannak…   

En conclusion, au Liban, la langue française est faite parfois de termes désuets mais charmants ; de traductions littérales de l’arabe et de migrations du français vers l’arabe avec des déformations phonétiques. Les libanismes sont donc ce lieu où plusieurs langues et plusieurs cultures s’apprivoisent pour former une mosaïque étonnante ! 

Un grand merci à M. Akiki de l’université Saint-Joseph de Beyrouth pour sa participation à cet article, ses suggestions de mots et d’expressions, ainsi que ses éclairages passionnants. 

Sandrine Campese 

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Bonjour, votre article est vraiment intéressant, j’ai eu du plaisir à le lire, mais je voudrais vous dire que les mots « kilottes » et « fiseaux » ne font pas partie du libanisme. Les Libanais, francophones, prononcent très bien ces mots, « culotte » et « fuseau ». Ceux qui disent « kilotte » ou « fiseau » sont les gens qui sont incapables de prononcer la lettre U parce qu’elle ne fait pas partie de l’alphabet arabe et ils ne maitrisent pas la langue française.
Donc honnêtement et respectueusement, en lisant votre article qui me fait vraiment plaisir, ces deux mots ne sont pas pertinents pour votre étude.

    Bonjour Renée,
    Je vous remercie pour votre commentaire enthousiaste. Cela est réjouissant ! Petite précision concernant les mots « kilottes »et « fiseaux »: il n’a jamais été dit qu’il s’agissait de libanismes. Ils sont mis en « Avis « pour montrer comment la langue française a été adoptée par les Libanais, francophones ou pas au point que les mots français sont « libanisés » et font partie aujourd’hui du paysage culturel et linguistique.
    J’espère avoir répondu à votre interrogation.

    Bonjour Yahiaoui, intéressant, ce parallèle que vous dressez entre « libanismes » et « algérianismes ». Il mériterait d’être développé :-). Quoi qu’il en soit, nous sommes ravis que notre article vous plaise ! Bonne journée.