« Apprends à écrire avant de donner ton avis ! » Si vous avez reçu un message de ce genre, sachez que vous avez été victime de ce phénomène que certains qualifient d’ortho-shaming (veuillez nous pardonner pour l’emploi de ce mot non reconnu par les dictionnaires de référence et l’Académie française). De quoi s’agit-il exactement ? Si l’on traduit littéralement, il s’agit de jeter l’opprobre sur une personne faisant des fautes d’orthographe. Ce terme serait un faux emprunt à la langue anglaise, et on pourrait le traduire par « stigmatisation orthographique ». Notons que le mot se construit de la même manière que « slut-shaming », qui désigne le fait de « couvrir de honte » des femmes dont l’aspect physique ou l’attitude seraient jugés provocants. L’ortho-shaming semble très associé aux réseaux sociaux. Les raisons ont l’air assez évidentes : il s’agit d’espaces de discussions écrites et publiques, où l’on a la possibilité de répondre rapidement. De la matière, donc, pour s’écharper, notamment sur la question de l’orthographe. Cependant, si l’on considère strictement le terme « ortho-shaming », rien n’indique qu’il soit réservé aux réseaux sociaux ; on peut en être victime dans d’autres contextes, par exemple à l’école, dès le plus jeune âge. Précisons que l’ortho-shaming semble différer du phénomène dit de « pédanterie grammaticale ». La pédanterie grammaticale désignerait le fait de ne pas pouvoir s’empêcher de corriger les erreurs que l’on repère (à l’écrit, mais aussi dans les propos de ses proches), mais sans y associer une volonté de nuire. L’ortho-shaming, comme son nom l’indique, est un mécanisme qui vise à pointer du doigt une personne, à lui associer une image péjorative fondée sur son manque de maîtrise (réel ou supposé) des règles de grammaire et d’orthographe. Qui subit l’ortho-shaming ? Difficile d’être catégorique en la matière, mais on est tenté de répondre… tout le monde, potentiellement ! En avril 2024, le journal Le Parisien mettait en avant une « guerre » des fautes d’orthographe sur les réseaux sociaux. Et de préciser : « Relever les fautes des internautes est à la mode sur les réseaux sociaux. Un “sport national” pas toujours bienveillant qui divise les professionnels de la correction. » Il faut ajouter que, selon une étude réalisée pour Preply, 49 % des Français jugent que les fautes d’orthographe sont inacceptables. Ceci expliquerait-il cela ? Quoi qu’il en soit, sur la Toile, nombre de personnes relatent avoir vécu des situations dans lesquelles elles ont été mises en situation d’humiliation du fait de leurs lacunes en orthographe. Le journal 20 Minutes mentionne à ce propos ces internautes que d’autres désignent comme « grammar nazis » (que l’on pourrait traduire par « nazis de la grammaire »), qui prennent plaisir à traquer les fautes d’orthographe d’autrui. Par ailleurs, certaines personnes rapportent de mauvaises expériences qui se sont déroulées lors de leur scolarité. Ainsi, pour ne citer que cet exemple, une dessinatrice du site Madmoizelle évoque avec humour sa propre situation et son rapport compliqué à l’orthographe. Elle met en avant le fait que cela a débuté à l’école, en particulier avec les notes négatives en dictée, et insiste sur la déstabilisation ressentie. « Ce qui est fou avec l’orthographe », précise-t-elle, « c’est sa capacité à évincer tout un propos réfléchi, complexe, mûri. » En d’autres termes, l’ortho-shaming permet – ou a pour effet – de balayer un argumentaire d’un revers de main et de décrédibiliser la personne qui porte cet argumentaire… au risque de la blesser. Parfois aussi, le fait de dénigrer quelqu’un pour ses lacunes en grammaire est motivé – consciemment ou non – par le fait d’affirmer sa propre supériorité. Le linguiste Alain Rey rappelait à cet égard en 2014 que l’orthographe est un marqueur social. Est-ce louable ? Est-ce sain ? Non, bien entendu. Au Projet Voltaire, nous sommes à cheval sur la langue française, c’est même notre raison d’être… mais nous ne cautionnons pas le dénigrement. D’abord, il faut raison – et humilité – garder : nous sommes nombreux à faire des fautes. Et même lorsque nous pensons écrire correctement, nous pouvons nous retrouver confrontés à des règles peu communes : êtes-vous certain, par exemple, de savoir écrire au pluriel les mots « premier-né » et « nouveau-né » ? Selon l’étude mentionnée plus haut, 46 % des Français admettent faire des fautes au moins de manière occasionnelle. Dans ce cadre, il peut paraître malvenu de donner son avis sur l’orthographe d’autrui… Par ailleurs, s’il est indéniable que notre langue représente à la fois un socle d’histoire commun, un vecteur pour se comprendre et une base pour créer notre culture, nous ne pouvons pour autant la défendre par l’invective. Nombre d’entre nous peuvent rencontrer des difficultés en orthographe et en grammaire, et ce, pour des raisons très diverses. Il faut également noter que beaucoup de Français ressentent une forme de honte à faire des fautes, comme le souligne le journal Ouest France. Et bien souvent, la presse se fait l’écho de personnes ayant souffert de cette situation. Est-il pertinent de leur rappeler leurs erreurs avec méchanceté ? Sandrine Campese, experte en français, suggère plutôt de le faire avec tact et douceur : dire bonjour, expliquer les choses posément… On a davantage de chances d’en sortir grandi ! Nul ne progresse en se faisant traiter d’idiot.